Le Monde.fr | 26.03.2013
Vue des entrepôts logistiques et de Paris depuis les terres
du triangle de Gonesse. |
Les champs du "Triangle de Gonesse" (Val-d'Oise)
ne s'étendent pas à perte de vue. Ils sont au contraire bien délimités, dans le
sens des aiguilles d'une montre, par : l'aéroport de Roissy, les préfabriqués
bleu roi de Castorama et d'Ikea, l'autoroute A1, l'usine de PSA-Aulnay, des
entrepôts logistiques, l'aéroport du Bourget, une ancienne décharge et une
friche industrielle. Au-dessus passent sans cesse des avions à basse altitude :
on est tout près de Roissy, sur la Patte-d'Oie de Gonesse, où s'était crashé le
Concorde en l'an 2000.
C'est sur ces terres, parmi les plus fertiles de France, que
devrait être bâti à l'horizon 2020 (après enquêtes publiques, obtention
des autorisations administratives et autres étapes) Europa City. Une sorte de
temple du "temps libre" qui allie shopping, loisirs
et culture sur le thème de "l'art de vivre à l'européenne".
Un complexe de 80 hectares porté par le groupe Auchan dans le cadre du Grand
Paris, qui table sur près de 30 millions de visiteurs par an, soit presque deux
fois plus qu'Eurodisney,"destination touristique la plus visitée
d'Europe", selon le parc.
Dans le détail, Europa City est en effet ambitieux. Sont prévus : 230 000 m2 de galeries
marchandes, 2 700 chambres d'hôtels, des salles de spectacle, un cirque, un
parc d'attraction de 50 000 m2, un parc aquatique avec surf et spas,
des pistes de ski d'intérieur... Entre autres. Sur les ébauches des quatre agences d'architecture en lice,
se dessinent des palmiers plantés sur la courbe des toits, des aquariums à
requins baignés de lumière, des touristes qui prennent en photo la tour Eiffel
au loin.
Vue d'ensemble du projet de Manuelle Gautrand pour
Europacity. | Manuelle Gautrand / Europacity
Parc des neige dans le projet architectural de l'agence
Snohetta. | Snohetta / Europacity
Une vue sur la tour Eiffel, il y en a effectivement une,
depuis les champs du Triangle de Gonesse. On la devine au loin, dans la brume
de Paris, à 15 kilomètres de là. Pour le reste, Europa City est taxé de "grand
projet inutile" par ses détracteurs, réunis au sein duCollectif pour le
Triangle de Gonesse. Ce matin-là, ils sont six, deux agriculteurs et quatre
présidents d'associations locales de tous bords politiques, à avoir fait le
déplacement pour présenter ce bout de territoire agricole en sursis, et
expliquer leur opposition au projet.
LE RÉTRÉCISSEMENT DES TERRES
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Face à ses champs à peine verdissants en ce début de
printemps, Dominique Plet s'enthousiasme : "Le maïs, on ne
l'arrose même pas. On sème, et ça pousse tout seul." Il a repris
l'exploitation tenue par sa famille depuis quatre générations. Les rendements
de blé y sont de 95 quintaux par hectare, contre 70 en moyenne en France ; ceux
de maïs de 105 qx/ha, contre 80 en moyenne, assure-t-il. Son fils Robin est
prêt à reprendre le flambeau. Mais en amputant l'exploitation de près d'un
tiers de ses terres, Europa City signerait son arrêt de mort. Un ultime coup
après des décennies d'urbanisation grignotante, qui a rétréci l'espace
nécessaire à la céréaliculture, et défiguré le paysage environnant.
Ecouter son témoignage :
Dominique Plet et son fils Robin, agriculteurs à Gonesse,
risquent d'être expropriés d'un tiers de leur exploitation du fait du projet
Europacity. | Angela Bolis / LeMonde.fr
Quand ils voient les projets architecturaux qui proposent de
soulever les parcelles agricoles au-dessus d'Europa City, Dominique et Robin
Plet imaginent leur moissonneuse-batteuse navigant sur la vaste toiture du
complexe, et partent d'un grand rire. "Ils sont tous plus
agricoles les uns que les autres, ces projets qui prévoient de construire sur
des terres agricoles !", note le père. Malgré ses efforts pour
défendre un projet"écologiquement positif" et
exemplaire en matière de développement durable, notamment avec la mise en
place d'un Agenda 21, Auchan s'est vu décerner un
"prix Pinocchio", catégorie "green washing", par
l'association Les Amis de la terre. Qui rappelle que"chaque année, 820
000 hectares de terres agricoles disparaissent en France". Soit plus
de la surface moyenne d'un département tous les sept ans.
Alain Amédro, vice-président EELV de la région Ile-de-France
chargé de l'aménagement du territoire, trouve lui aussi dommageable que l'on
taille encore dans l'espace agricole, quand "plus de 90 % des
aliments que l'on consomme dans la région viennent d'ailleurs".
Néanmoins, la dizaine d'agriculteurs qui travaillent sur le triangle de Gonesse
sont presque tous à la tête de grandes exploitations céréalières, et le lien
avec les consommateurs du cru est ténu : peu de vente directe, peu de fruits et
légumes... Mais Robin Plet ne se voit pas transformer son exploitation pour
l'adapter aux conditions de l'agriculture péri-urbaine."Céréalier,
c'est un métier",lâche-t-il.
Quant au maire PS de Gonesse, Jean-Pierre Blazy, s'il promet
qu'après Europa City,"le grignotage des terres, c'est fini",
il n'empêche : le Triangle de Gonesse représente, pour lui, "l'une
des dernières zones de foncier disponible près de Paris".De quoi faire
germer des rêves "d'un avenir plus ambitieux" pour
ce coin de banlieue à l'image terne.
QUI VIENDRA FLÂNER LE DIMANCHE À EUROPACITY ?
Les champs du triangle de Gonesse, à une quinzaine de
kilomètres de Paris, au loin. | Angela Bolis / LeMonde.fr
Pour "situer rapidement" le
territoire où doit surgir Europa City, l'élu de Gonesse résume : "On
se trouve entre Clichy-sous-Bois – émeutes de 2005 – et Villiers-le-Bel –
émeutes de 2007." Avec toutes les représentations que ces noms
véhiculent. Et sans compter les nuisances sonores dues aux aéroports.
Bref, "on ne peut pas rester uniquement un coin de banlieue
répulsif", dit Jean-Pierre Blazy.
Dans cette optique, quelques chiffres : dans le projet
d'Auchan, n'ont pas manqué d'allécher les élus locaux : un investissement de
1,7 milliard d'euros, une nouvelle gare de métro sur
le tracé du Grand Paris Express spécialement dédiée à la desserte du
site, et surtout, la promesse de la création de près de 20 000 emplois (directs,
indirects et induits). Une perspective inespérée sur un territoire où le
chômage est endémique. A Gonesse, il était de 13,1 % en 2009, soit quatre
points au-dessus de la moyenne nationale à l'époque. En bordure du triangle,
l'usine PSA d'Aulnay doit fermer en 2014.
Ces promesses, toutefois, laissent sceptiques du côté des
associations locales opposées au projet. D'abord, parce qu'il y a un grand
écart entre les emplois proposés à Europa City, dans le secteur touristique
notamment, et les qualifications des habitants du coin. "A
Gonesse, 27 % de la population n'a aucun diplôme, affirme Bernard
Loup. Et les enfants qui réussissent, ils partent d'ici." D'autre
part, parce que ces estimations ne prennent pas en compte les emplois
potentiellement détruits par l'écrasante concurrence de ce méga-complexe. Dans
les autres centres commerciaux, notamment – le secteur en est saturé : Paris-Nord
II à Gonesse, Parinor à Aulnay, Auchan à Sarcelles, les Halles d'Auchan au
Blanc-Mesnil, le Millénaire à Aubervilliers (ouvert en 2011, en difficulté financière), Avenir à Drancy, ou encore
l'immense Aéroville, qui doit ouvrir fin 2013 à Roissy... avec une grande
surface Auchan.
Sur les commerces de proximité aussi, la concurrence
d'Europa City inquiète. "Quand on créé un emploi dans la grande
distribution, on en détruit quatre par ailleurs", assure Alain
Amédro. "Au final, on vide les centres-ville, on crée des
cités-dortoirs, des villes mortes. On renforce le côté banlieue qui fait fuir
les gens", craint quant à lui Alain Boulanger, conseiller municipal et
président du Comité aulnaysien de participation démocratique (Capade-Sud).
Les habitants de Gonesse, Tremblay-en-France ou Sevran
délaisseront-ils leurs petits commerces pour flâner le week-end à Europa
City ? Pas sûr qu'ils y soient invités, en tout cas. Le complexe cible
explicitement les touristes, venus notamment d'Europe et d'ailleurs. Boutiques
de luxe, pistes de ski et autres divertissements pas forcément des plus
abordables... Comme le dit le député-maire de Gonesse : "On ne
joue pas dans la même cour."
Lire l'entretien avec le géographe Michel Lussault :Pourquoi
ne pas faire des terres agricoles une chance pour la métropole de Paris ?
Le triangle de Gonesse est coincé entre les aéroports de
Roissy et du Bourget, en zone d'exposition au bruit.
Angela Bolis / LeMonde.fr
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